lundi 25 janvier 2016

Les mots qui manquent


Texte 2014



Assise au bout de la table, elle en est à son cinquième verre de vin. Ou disons plutôt, bientôt au sixième. Parce que l'alcool, ça délie les langues. Toutes les langues, sauf la sienne, en fait. Alors elle boit, encore un peu, elle finit les bouteilles, et jamais aucun son ne sort de sa bouche.

Il ne faut pas lui en vouloir. C'est pas évident. C'est terrible, aussi, ce sentiment qui s'accroche, cette sensation d'être si différente d'eux.

Elle écoute. Oui, ça, elle sait faire, écouter. Elle écoute et ne sait quoi rajouter pour faire avancer le débat. Elle écoute les mères parler des dernières prouesses de leurs enfants, elle les observe d'un œil lointain les tenir, les cajoler, gazouiller avec eux. Elle se ressert un verre. Elle a besoin d'un verre. Les enfants, ça n'a jamais été son truc. Alors elle zappe. Elle écoute plus loin le long de la table. Achat immobilier, bricolage et travaux. Elle sait, tout au fond d'elle, qu'elle n'achètera jamais rien. Il faut avoir un travail, déjà, pour avoir un prêt. Il faut être stable. Ô stabilité. Tout le monde se demande si un jour elle signera enfin un contrat quelconque, si elle saura affronter ses peurs sociales que personne ne comprend, d'ailleurs. Stable, c'est quelque chose d'irréel. Instable, c'est comme ça que la définit sa mère. Cette dernière a déclaré dernièrement qu'elle ne pouvait avoir confiance en la vie de sa fille : tout finira encore par s'écrouler, c'est comme ça. Son couple, aussi. Ça lui a pas plu, d'entendre de tels propos de la voix de sa mère, elle a crié, crié plus fort, crié en vain. Ça y est, elle s'est encore égarée dans ses pensées. La conversation sur l'isolation de la maison et les tarifs des granges dans le coin continuent. Elle boit. Elle boit et se demande pourquoi diable elle ne ressent rien, aucune ivresse. Elle se demande à partir de combien de verres, peut-être, elle lancera une connerie, si elle ose.

Personne n'a encore entendu le son de sa voix, elle se sent mal. Elle n'ose pas parler, encore moins parler d'elle. Travail, immobilier, mariage, enfants. Les conversations continuent leur petite ronde. Et le sentiment de différence qui s'intensifie. 

Elle n'ose pas prendre la parole, et pour dire quoi ?

J'ai deux psys qui me suivent depuis un an, ça se passe, mon traitement me laisse perplexe, ils me disent que si ça ne convient pas, il faudra passer au lithium. Quelqu'un sait ce qu'est le lithium ? Moi non plus. Enfin si, si je le sais, mais y'a trop d'effets secondaires, et bon, je ne vais pas dire amen à tout.
J'écris moins. J'écris plus. Au fait, un recueil de quelques nouvelles va bientôt sortir chez les éditeurs de ma nouvelle, celle dont j'avais brièvement parlé quand elle est sortie.
Laquelle ? Oh, qu'importe... c'est pas grave.
Je bois souvent seule. J'ai peur de finir alcoolique. Je dégueule de temps en temps. J'ai peur de rechuter, d'y reprendre goût. J'ai pété les plombs avant-hier, j'étais en pleine angoisse, j'ai tout fracassé, ça nous a pas mal fragilité, hein mon amour ?
Je sais, c'est pas gai, je sais, je transpire de pessimisme, et je crois que mes psys devraient s'y faire, j'envie parfois votre insouciance, j'aimerais m'en inventer une, même si je sais qu'on a tous nos propres problèmes, les miens me donnent envie de crever - pardon. Je dessine moins aussi. Faute à la concentration. Je passe mes journées entre idées noires et fatalisme, je ne comprends pas pourquoi j'ai et j'ai toujours eu cette violente envie de crever.
Je me demande parfois à quoi ça sert, puisque rien n'est jamais acquis, je me demande à quoi bon, puisque tout redeviendra poussière, et en même temps, j'ai si peur de la souffrance associée au fait de se donner la mort, la violence de l'acte… ça me bouffe.
Qu'est-ce qui vous pousse à vivre, vous ?
Est-ce que vous vous posez autant de questions que moi ?
Pourquoi vous dites plus rien ?

Tu as raison de te taire, remarque-t-elle après son monologue intérieur, et rapprochant le verre de digestif qu'on lui a servi par réflexe. T'es pas comme eux. Tu ne seras jamais comme eux. T'es différente. En quoi, c'est difficile à dire, mais t'es différente. Le digestif enfin lui déclenche une légère euphorie. Euphorie qui retombe rapidement en mal-être.
T'es pas différente. Tu te crois différente. Tu te rends différente. Aller, lance-toi, discute, souris, échange. Pourquoi t'en sens-tu incapable ? Peut-être t'es-tu crée toi-même cette distance ? Où sont les frontières que tu crois distinguer ? Regarde-toi, là, seule avec tout cet alcool dans les veines, oubliée du cercle, lointaine, paumée, seule à en mourir. Tu t'es repliée, tu dois bien avoir des choses à dire, des affinités, même quelques minuscules, même quelques unes. Non, tu ne vois rien ?
Et garde les yeux ouverts. Ne laisse pas ces larmes de crocodile glisser, ça va attirer l'attention, et puis, il faudra que tu te justifies.
Tes yeux brillent dans le noir. Brillent de solitude. Brillent de haine.

La soirée se termine, tous sont heureux de s'être revus, s'exclament et s'embrassent. De son côté, elle n'aura qu'à s'en prendre à elle-même, une fois de plus. Recluse dans son cocon imperméable, dans ce sentiment de différence, là, dans la marge, à côté, à part, décalée, en retard.

On apprend rapidement, on accepte rapidement le repli, on en prend l'habitude, on finit par croire en cette lointaine planète autre sur laquelle on vivrait, loin, très loin des prêts bancaires, des couches, des alliances, des chanteurs populaires, des portes sur-mesure, du monde du travail... des amis.


Je n'ai rien à dire.
Je n'irai pas à la soirée demain.

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