Texte 2014
Assise au bout de la table, elle en est à son cinquième verre de vin.
Ou disons plutôt, bientôt au sixième. Parce que l'alcool, ça délie les
langues. Toutes les langues, sauf la sienne, en fait. Alors elle boit,
encore un peu, elle finit les bouteilles, et jamais aucun son ne sort de
sa bouche.
Il ne faut pas lui en vouloir. C'est pas évident. C'est terrible, aussi, ce sentiment qui s'accroche, cette sensation d'être si différente d'eux.
Elle
écoute. Oui, ça, elle sait faire, écouter. Elle écoute et ne sait quoi
rajouter pour faire avancer le débat. Elle écoute les mères parler des
dernières prouesses de leurs enfants, elle les observe d'un œil lointain
les tenir, les cajoler, gazouiller avec eux. Elle se ressert un verre.
Elle a besoin d'un verre. Les enfants, ça n'a jamais été son truc. Alors elle
zappe. Elle écoute plus loin le long de la table. Achat immobilier,
bricolage et travaux. Elle sait, tout au fond d'elle, qu'elle n'achètera
jamais rien. Il faut avoir un travail, déjà, pour avoir un prêt. Il
faut être stable. Ô stabilité. Tout le monde se demande si un jour elle
signera enfin un contrat quelconque, si elle saura affronter ses peurs
sociales que personne ne comprend, d'ailleurs. Stable, c'est quelque
chose d'irréel. Instable, c'est comme ça que la définit sa mère. Cette
dernière a déclaré dernièrement qu'elle ne pouvait avoir confiance en la
vie de sa fille : tout finira encore par s'écrouler, c'est comme ça.
Son couple, aussi. Ça lui a pas plu, d'entendre de tels propos de la
voix de sa mère, elle a crié, crié plus fort, crié en vain. Ça y est,
elle s'est encore égarée dans ses pensées. La conversation sur
l'isolation de la maison et les tarifs des granges dans le coin
continuent. Elle boit. Elle boit et se demande pourquoi diable elle ne
ressent rien, aucune ivresse. Elle se demande à partir de combien de
verres, peut-être, elle lancera une connerie, si elle ose.
Personne
n'a encore entendu le son de sa voix, elle se sent mal. Elle n'ose pas
parler, encore moins parler d'elle. Travail, immobilier, mariage,
enfants. Les conversations continuent leur petite ronde. Et le sentiment
de différence qui s'intensifie.
Elle n'ose pas prendre la parole, et
pour dire quoi ?
J'ai deux psys qui me suivent
depuis un an, ça se passe, mon traitement me laisse perplexe, ils me
disent que si ça ne convient pas, il faudra passer au lithium. Quelqu'un
sait ce qu'est le lithium ? Moi non plus. Enfin si, si je le sais, mais
y'a trop d'effets secondaires, et bon, je ne vais pas dire amen à tout.
J'écris moins. J'écris plus. Au fait, un recueil de
quelques nouvelles va bientôt sortir chez les éditeurs de ma nouvelle,
celle dont j'avais brièvement parlé quand elle est sortie.
Laquelle ? Oh, qu'importe... c'est pas grave.
Je
bois souvent seule. J'ai peur de finir alcoolique. Je dégueule de temps
en temps. J'ai peur de rechuter, d'y reprendre goût. J'ai pété les
plombs avant-hier, j'étais en pleine angoisse, j'ai tout fracassé, ça
nous a pas mal fragilité, hein mon amour ?
Je sais,
c'est pas gai, je sais, je transpire de pessimisme, et je crois que mes
psys devraient s'y faire, j'envie parfois votre insouciance, j'aimerais
m'en inventer une, même si je sais qu'on a tous nos propres problèmes,
les miens me donnent envie de crever - pardon. Je dessine moins aussi.
Faute à la concentration. Je passe mes journées entre idées noires et
fatalisme, je ne comprends pas pourquoi j'ai et j'ai toujours eu cette
violente envie de crever.
Je me demande parfois à quoi
ça sert, puisque rien n'est jamais acquis, je me demande à quoi bon,
puisque tout redeviendra poussière, et en même temps, j'ai si peur de la
souffrance associée au fait de se donner la mort, la violence de
l'acte… ça me bouffe.
Qu'est-ce qui vous pousse à vivre, vous ?
Est-ce que vous vous posez autant de questions que moi ?
Pourquoi vous dites plus rien ?
Tu
as raison de te taire, remarque-t-elle après son monologue intérieur,
et rapprochant le verre de digestif qu'on lui a servi par réflexe. T'es
pas comme eux. Tu ne seras jamais comme eux. T'es différente. En quoi,
c'est difficile à dire, mais t'es différente. Le digestif enfin lui
déclenche une légère euphorie. Euphorie qui retombe rapidement en
mal-être.
T'es pas différente. Tu te crois différente. Tu te rends
différente. Aller, lance-toi, discute, souris, échange. Pourquoi t'en
sens-tu incapable ? Peut-être t'es-tu crée toi-même cette distance ? Où
sont les frontières que tu crois distinguer ? Regarde-toi, là, seule
avec tout cet alcool dans les veines, oubliée du cercle, lointaine,
paumée, seule à en mourir. Tu t'es repliée, tu dois bien avoir des
choses à dire, des affinités, même quelques minuscules, même quelques
unes. Non, tu ne vois rien ?
Et garde les yeux ouverts. Ne laisse
pas ces larmes de crocodile glisser, ça va attirer l'attention, et puis,
il faudra que tu te justifies.
Tes yeux brillent dans le noir. Brillent de solitude. Brillent de haine.
La
soirée se termine, tous sont heureux de s'être revus, s'exclament et
s'embrassent. De son côté, elle n'aura qu'à s'en prendre à elle-même,
une fois de plus. Recluse dans son cocon imperméable, dans ce sentiment
de différence, là, dans la marge, à côté, à part, décalée, en retard.
On
apprend rapidement, on accepte rapidement le repli, on en prend
l'habitude, on finit par croire en cette lointaine planète autre sur
laquelle on vivrait, loin, très loin des prêts bancaires, des couches,
des alliances, des chanteurs populaires, des portes sur-mesure, du monde
du travail... des amis.
Je n'ai rien à dire.
Je n'irai pas à la soirée demain.
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