12H16
[Vieux texte]
Les troubles psychiques, ça n'a que des inconvénients.
Et vous
aurez beau vous battre, vous débattre, ça n'aura jamais autant d'impact
que si votre maladie était visible, acceptée par les mœurs, considérée
comme légitime.
Dans ce monde civilisé où 42% des Français
associent encore la maladie mentale à la folie, on ne vous prendra pas
au sérieux, car votre souffrance est imaginaire, c'est dans votre tête :
visiblement vous êtes trop con pour le réaliser. Arrêtez d'être mal et
pensez un peu à ceux qui souffrent vraiment, les cancéreux, les
incurables, par exemple.
(Retour rapide, lecture)
Un groupe, dans la première clinique où j'étais allée. Un groupe sur je ne sais plus quel thème, un groupe entre paumés de la vie. Et
il y avait ce petit homme, d'une cinquantaine d'années, les cheveux
grisonnants, de petites lunettes. Ce petit homme qui répétait sans
cesse, peut-être parce que lui aussi trouvait cela incompréhensible et
aberrant, qu'il avait vaincu le cancer, gardé la tête haute, mais que la
dépression qu'il subissait alors était en train de soigneusement le
tuer.
«J'ai vaincu le cancer, mais je crois que la dépression va gagner.»
Ça
faisait mal de le voir dire ça d'une voix frêle, à chaque fois, répéter
et répéter encore cette phrase, sentir sa douleur dans la pièce, et ne
rien pouvoir faire d'autre que de lui accorder un sourire triste. Vous voulez savoir ce qu'il est devenu, ce petit homme émouvant ? Je vous le raconterai cela plus tard.
(Retour à l'instant, bip)
Seulement,
allez dire aux gens qui ne comprennent ou ne veulent comprendre que
vous souffrez, même si c'est différent. Allez leur expliquer quelque
chose qui, sous prétexte qu'il ne se voit pas, n'existe pas.
Qu'une
crise de panique nocturne avec idées noires reste la même chose qu'une
attaque quelconque : vous risquez céder à l'impulsion dans votre crise,
et vous retrouver pendu à une poignée de porte parce qu'alors, vous
n'aurez rien trouvé de mieux pour faire cesser l'enfer, l'angoisse ayant
été trop forte pour que vous gardiez la tête froide. Ah, pardon. C'est
vrai. Ceux qui vont plutôt bien, et qui prônent combien les maladies
mentales ne sont que pure illusion, n'ont pas la capacité de comprendre
ce genre de chose. Paniquer, c'est pas bien grave, hein.
Il n'empêche, les troubles mentaux concernent une personne sur cinq. Méfiez-vous. On ne sait jamais sur qui ça va tomber...
En
douce, vous rêvez. Vous les imaginer, ces criards, soudainement goûter
à cette saveur âcre dans la bouche, le corps qui capitule d'angoisses
en paniques, le désintérêt incompréhensible, le dégoût, et cette douleur
dont on ne peut parler, parce qu'aucun mot ne peut définir
l'impalpable. Vous les imaginez, eux, qui savent tout sur tout,
soudainement réaliser que la vie n'est plus possible avec cette
broyeuse, et que peut-être la mort serait un moyen de faire taire la
douleur.
D'entre vos souffrances, jamais vous n'aurez
droit à quelque compassion, à quelques phrases qui pourtant vous
aideraient à croire que vous vous en sortirez : «tu es courageux», «on est avec toi».
On
considérera vos problèmes comme moindres comparés à d'autres, sans
cesse, encore et encore. Et vous culpabiliserez davantage, sans savoir
pourquoi, vous vous sentirez à l'écart, de côté, cinglé, irrécupérable,
bouffé par la honte. Face aux regards, aux discours, vous
déciderez de vous isoler. Vous ruminerez encore plus, cherchant ce qui
cloche chez vous. Vous baisserez le visage face aux soupirs de vos
proches, leur lassitude légitime.
Progressivement, vous
commencerez à vous demander si lutter pour des personnes qui sont
fatiguées de vous voir mal est une bonne chose, si vous ne devriez pas
vous écouter, pour une fois, et passer l'arme à gauche.
C'est désolant de voir qu'en cette époque de progrès variés, le regard sur les maladies mentales n'évolue pas.
Et
pourtant, la croissance des troubles variés est bien là. Peut-être que
votre fille, votre fils, votre cousin en sera atteint. Et vous ferez
quoi, alors ? Vous lui direz de se bouger le cul, tandis qu'il ou elle
sombrera ? Vous en voudrez-vous en cas de suicide, de n'avoir jamais
accepté le fait que peut-être, la souffrance était réelle ?
J'aimerais vous y voir.
Je
ne comprends pas plus ce besoin qu'on certaines personnes de crier haut
et fort combien les malades mentaux sont juste idiots ou faibles.
Que cela apporte-il ?
Y'a-t-il en eux une noirceur qu'ils n'assument pas ?
Veulent-ils se prouver qu'ils resteront forts ?
D'ailleurs, si les troubles mentaux sont un tel plaisir, pourquoi tant de suicides ?
En votre for intérieur, vous espérerez presque que ceux qui vous disent que c'est "lâche"
de faire ça choppent une petite ou grosse dépression. Juste comme ça.
Pour en reparler, quand ils seront dévorés par le mal-être et
commenceront eux aussi à doucement réfléchir à cette poutre dans le
salon...
Comme cette amie que vous aviez, et qui
n'avait de cesse de vous insulter lorsque vous étiez au fond du trou :
c'est de ta faute, t'as qu'à te bouger, tu le fais exprès ! Vous avez
cessé de l'écouter. Vous l'avez sentie s'éloigner, et cela vous
importait alors peu.
Et la voilà qui revient un beau matin, les
yeux rougis, tête baissée, murmures d'excuses en sous-entendus. Elle est
paumée. Sous antidépresseurs. Elle vient chercher de l'aide auprès de
vous, parce que vous en connaissez un rayon sur le sujet, elle regrette
de vous avoir dit "tout ce qu'elle dit". Vous auriez presque
envie de la laisser là, et lui dire qu'après tout, suffit de se bouger
et faire preuve de volonté. Mais vous ne connaissez que trop bien ce
qu'elle traverse. Et un soutien vous réconcilie.Un soutien ô combien
vital, ô combien rassurant. Car l'union fera toujours la force, malgré
tout.
Les gens ne se suicident pas par plaisir. Mourir
est un acte terriblement dur, l'instinct de survie étant vif au creux
de chacun. Ceux qui parlent de lâcheté ne savent rien du courage immense
qu'il faut pour se tuer. Ni de la douleur sourde qui mène à cette décision.
Car
alors, bouffé par cette chose interne et violente, seule la mort peut
apparait capable de délivrer. Elle vous broie. Matin, midi, soir, nuit,
sans pause, sans vacances, sans coma, ni morphine. Car non, il n'y a pas
de pause, quand on souffre d'un trouble psychique, non, vous resterez
conscients de la douleur tout le temps, même dans vos nuits, dans vos
cauchemars.
Pour qu'un être humain décide de son plein gré de mourir, c'est qu'il faut une bonne dose de souffrance en lui. Et
je continuerai de penser que tous les suicidés du monde auront été bien
plus courageux que ceux qui parlent et parlent sans rien connaître de
leur sujet, persuadés de détenir la vérité ultime.
Un
jour, les médecins vous expliqueront que votre souci est un handicap
reconnu. Vous vous garderez bien de répéter cela. La culpabilité,
encore. Vous savez que cette chose est en train de réduire votre
vie à néant, mais l'idée du handicap vous est difficile, et il vous faut
de longs mois pour accepter à moitié cette idée. Et comme diraient les autres : handicapé de quoi ? Tu marches, non ?
Tant d'incompréhension, tant de préjugés.
Peut-être,
un jour, parviendra-t-on à informer la population sur la vérité des
troubles mentaux, leur cause, leurs conséquences, leurs dangers, le fait
que personne n'est à l'abri. Enfin, si la population veut bien écouter.
Car là reste le problème de fond, personne ne s'écoute, chacun à un
avis sur tout, et tout le monde juge. C'est bien plus facile, après
tout.
Parfois, ça ira mieux, d'autres fois nettement moins. On
continuera de s'énerver ou de soupirer face à vos appels au secours, la
seule option avant de crever. Dans le bocal, vous coulez sous les
regards condescendants. On s'amusera à appuyer sur votre tête, en vous
répétant que vous l'avez bien choisi. Les larmes couleront, la nuit ou sous la douche, pour ne pas qu'on râle de voir vos yeux humides. Coupable !
Lors
des crises d'angoisses, vous vous demandez comment fait votre corps
pour survivre. Tant d'assauts, le cœur ne devrait-il pas finir par
lâcher ? C'est si violent, une angoisse, une panique. Le
corps lâche et implose, tremble, bat, frémit. Lorsque la crise
s'atténue, vous êtes aux abois, épuisé. Comme si vous veniez de galoper
sur des kilomètres. Et vous n'avez plus qu'à serrer les dents, encore.
Vous n'avez pas le droit d'être mal. Vous avez signé en venant au monde, vous avez signé : je
n'ai pas le droit de souffrir, je serai heureux, parce que seul le
bonheur est autorisé. Si ma maladie est considérée comme légitime, alors
je souffrirai, et on m'offrira des chocolats. Autrement, j'accepte de
sourire et de vivre.
Pourquoi le mal de
vivre dérange-t-il autant ? Vous êtes bien, heureux ? Alors vivez, mais
ne venez pas juger les autres sans aucune connaissance.
Va-t-on discourir d'un livre que l'on n'a pas lu ? Je crois que non. Mais je peux me tromper, hein...
Vous
vous permettez de rêvasser, parfois. Parce que vous avez trop regardé
Dr House. Vous vous dites, ça se trouve, c'est physique, y'a quelque
chose qui bloque, ou ne fonctionne plus, vous vous dites, ça se trouve,
il suffirait de m'opérer, et je retrouvais goût à la vie. Et les autres
arrêteront de m'en vouloir. Et je pourrai retrouver la terre ferme, loin
de l'océan sans fond, ses vagues et son courant.
Autour
de votre carcasse, on s'habitue, et vous resterez cette personne triste
et bizarre dont on ne cherche plus à comprendre ce qui cloche. Cette
personne triste dont on n'a jamais compris pourquoi un jour, elle s'est
jetée sous un TGV.
Une haine viscérale vous dévorera.
Et vous deviendrez cruels. Vous vous sentirez seul, avec cette maladie
invisible et que personne ne prend au sérieux, vous vous sentirez
rejeté, jugé sans preuves, annihilé par les réflexions.
Vous
repenserez doucement au petit homme qui avait vaincu le cancer, mais qui
n'a su lutter contre la dépression. Celui qui répétait et répétait tout
le temps ce fait, parce qu'il ne comprenait pas. Lui aussi, on lui
avait toujours dit que la dépression, c'est rien. Alors vaincre le
cancer et se sentir dévoré par la dépression, c'était le monde à
l'envers.
Ce petit homme qui a baissé les bras pour employer
les dires de ceux qui savent tout. Il est mort en silence, dans un
recoin, parce qu'il ne voyait plus d'issue. Vous voulez des détails ?
C'est le froid qui l'a tué. Un soir d'hiver, il est sorti, habillé d'un
tee-shirt. Il s'est assit sous un arbre, dans un parc. Il est mort
d'hypothermie.
Etait-il faible, cet homme ?
Est-ce de
la faiblesse, que de serrer les dents quand le froid vous ronge les os,
mais rester là, sans aller se réchauffer, jusqu'à ce que le corps cède ?
Manquait-il de volonté ?
De
mon côté, je continue de penser à lui, de temps à autres. Parce qu'il
était émouvant, à vif, écorché, qu'on aurait aimé avoir une solution à
lui offrir. Personne dans sa famille ne lui a tendu la main. La cancer,
oui, là, tous l'avaient soutenu, okay. Mais la solitude de la dépression
l'avait catapulté dans cette clinique, un peu comme pour se débarrasser
de lui.
Repose en paix.