18/02/16
07H37
Dans un mois et demi, j'aurai trente ans.
Dans le
miroir le matin, je guette les premières rides, celles qui bientôt
orneront mes yeux et mes lèvres. J'observe ma façon de m'habiller, en me
jugeant trop vieille pour ce que je porte. Je crains le corps qui se
déchausse, je crains le visage qui s'affaisse, je crains la jeunesse
qui, je le sens, s'enfuit loin, très loin de moi.
J'ai
peur, parce que je sens les secondes et les minutes qui m'éloignent
irrémédiablement de mes vingt ans. Je ferme les yeux très fort, parce
que vieillir me terrifie. C'est comme être sur la pente descendante
désormais, c'est comme avoir atteint le haut d'une montagne et
dégringoler, soudain. Comme si tout était fichu, perdu, périmé, comme si
je n'avais pas été là toutes ces années, comme si je n'avais pas vu le
temps passer.
Je ne réalise toujours pas être adulte, ça
ne s'intègre pas dans ma petite tête. J'ai toujours le sentiment d'être
cette adolescente mi-gothique, mi-lolita, qui errait dans les ruelles
avec pour seul but : l'autodestruction la plus totale, la plus vive et
la plus profonde.
Dans un mois et demi, j'aurai trente ans.
Je
ne comprends pas très bien comment j'ai fait pour atteindre cet âge-là,
c'est un peu irréel pour moi, c'est assez… disons, improbable.
Je
devais mourir à dix-huit ans, je m'en rappelle très bien. C'était la
date convenue, c'était l'objectif, le dessein, l'évidence. Juste après
le bac et ses épreuves passées dans l'indifférence et la désinvolture.
J'ai essayé, oui, après tout : c'était prévu comme ça. Je me suis
réveillée aux urgences plutôt qu'à la morgue. Alors j'ai recommencé.
Encore, et encore. Les cachets ne semblaient jamais assez forts ou
nombreux, les coupures jamais assez profondes. J'ai finalement passé mes
vingt ans en clinique, sans fête, sans amis, sans sourire. Le corps
osseux et la tête en travaux.
Ma jeunesse en fait, je
crois pouvoir dire que je l'ai piétinée. Je n'en ai pas profité. Alors
pourquoi la regretter, puisqu'elle n'était que du sable fin entre mes
doigts ? Tant de questions qui encore résonnent et jamais n'offrent de
réponses. Tant de doutes, d'incertitudes.
Dans un mois et demi, j'aurai trente ans.
Et déjà, je fais le bilan.
Autour
de moi, les enfants pullulent et se multiplient. Les couples d'amis -
aux boulots stables et sains d'esprit - se passent la bague au doigt :
les mariages ici et là, à droite, à gauche, encore. Partout ça se
fiance, partout ça se dit « oui ». Et les achats immobiliers, pour
parfaire le tableau.
Il y a ces grandes maisons en
lesquelles je erre un peu, perdue, quand on nous y invite. Ces grandes
maisons à crédit, où rampent des enfants entre deux jouets, avec sur les
murs des photos du grand jour, de la robe blanche au costume, des
alliances aux photos de famille.
Je n'aurai jamais d'enfant.
Je n'en veux pas.
Je ne me marierai jamais.
Il ne veut pas.
Nous
sommes trop écorchés vifs, l'un comme l'autre, pour envisager l'avenir
dans des tons roses et colorés, trop réalistes pour imaginer quelque
engagement éternel, trop lucides pour les "jusqu'à ce que la mort vous
sépare". Nous sommes trop anticonformistes pour une vie comme celle des
autres, avec nos passés douloureux et nos points de suture.
Et alors je me demande tout bas : que nous restera-t-il ? Qu'est-ce qu'une vie sans famille, sans abri, sans promesses ?
Et alors je me demande, tout haut : ai-je un but, un objectif, ai-je des envies, des projets ?
Le
manque de réponse m'est amer. Je ne veux rien, je ne désire rien. Je
regarde les autres et leurs vies bien remplies, à côté de la mienne,
terne et grise, vide, tellement vide. Une coquille. Un gouffre. Une page
définitivement blanche.
Jamais je
n'achèterai de maison ou d'appartement. Je ne suis pas encore rangée,
non, je ne suis pas encore assez stable, le monde du travail est quelque
chose d'abstrait, c'est à peine si j'ose sortir de chez moi.
Mon CV est quasi vide, alors que mon dossier médical doit contenir des centaines de pages – au moins.
En
parlant de nombres. J'ai douze années de psychothérapies variées
derrière moi, si on ne prend pas en compte les pédopsychiatres en
maternelle. Douze ans de cachets divers, de médocs, de pilules. Onze
années de trouble du comportement alimentaire. Dix ans de tabagisme. Six
ex petits-amis, autant d'ailleurs que de tentatives de suicide. Deux
années d'hospitalisation, en tout, si on accumule tous les séjours chez
les fous. Deux mois d'électrochocs, donc vingt anesthésies générales,
dans une de ces deux cliniques où j'ai traîné mon mal de vivre. Des
dizaines de coupures et brûlures cicatrisées sur le corps. Trois
tatouages.
Quinze ans d'âge mental encore, je le crains.
Dans un mois et demi, j'aurai trente ans.
Je
ne sais même pas si je vais fêter ça, d'ailleurs si je le faisais, je
ne saurais qui inviter : les personnes qui comptent vivent loin, trop
loin pour venir m'aider à passer ce cap. Et elles sont peu, minuscules,
infimes, elles sont rares, en voie de disparition. J'aurais probablement
envie d'un bon coma éthylique ce soir-là, pour oublier l'évidence,
oublier que je fonce dans un précipice, que je dégringole désormais de
la montagne que j'ai escaladée je ne sais trop comment. Je pense que je
boirai beaucoup, entre deux larmes de crocodile.
Dans un mois et demi, j'aurai trente ans.
Je
n'ai rien accompli de ma vie, et je doute que cela change. Je n'ai rien
de concret sur quoi m'appuyer, juste des châteaux de cartes un peu
partout, qui s'écroulent et que je tente en vain de colmater. Le grand
méchant loup souffle sur mes espoirs comme sur les maisons des trois
petits cochons. Le loup ou le vent, je ne saurais vraiment dire. Je sais
juste que c'est la tempête en permanence, et les éclairs me font
frissonner.
Dans un mois et demi, j'aurai trente ans.
Quelle est ma vie, ou quelle sera-t-elle ? Qu'a-t-elle été, que deviendra-t-elle ?
Dans des carnets toujours les mêmes phrases qui reviennent, les mots changent mais le fond persiste.
Dans
des carnets, je note le mal de vivre et l'envie d'en finir, je note les
espoirs vains et les rendez-vous chez le psychiatre. J'avale mes
pilules tous les soirs, je fais des origamis avec mes ordonnances trop
nombreuses.
Je sais enfin ce que je suis – pardon, ce
que j'ai – je sais que je ne suis pas folle, je connais mes
pathologies. Le problème, et il faudra que je me fasse une raison, c'est
que cette vie « normale » à laquelle j'aspire, je ne l'aurai jamais.
Non, pas de métro-boulot-dodo pour moi. Pas plus d'enfants qui
gambadent, pas plus de cérémonie devant le maire, ni de maison à
décorer.
Ma vie restera striée, hachée comme de la viande avariée.
Mon
psy continuera de me dire que j'ai mauvaise mine, mon petit-ami
continuera de soupirer que je ne sais sourire, mes parents continueront
de se demander ce qu'ils ont fait pour mériter ça.
Et
moi. Et moi, je continuerai de maudire mon existence, moi, cette
anomalie, cette imperfection, cette entité incapable de vivre,
simplement, sans questions ni pessimisme, sans remises en questions
perpétuelles, sans neuroleptiques, sans régulateurs d'humeur.
Dans un mois et demi, j'aurai trente ans.
J'écrirai sûrement ce jour-là.
J'écrirai la peur, la déception, j'écrirai les regrets ou les remords, j'écrirai sans réaliser que tout cela est réel.
J'écrirai, entre deux verres de rhum ou de tequila, j'écrirai la rage et le désespoir.
Dans un mois et demi, j'aurai trente ans.
Putain, si on m'avait dit ça y'a dix ou quinze ans… oui, sans nul doute : j'aurais bien rigolé.